L'invité de la semaine
dernière : Jacques
Garin
LES
INVITES DU COSMOPIF
N°60
(lundi 14 mars 2005)
Alexeï
Leonov à Bruxelles en 1998 lors du 14e Congrès des Explorateurs de l'Espace
Photo Laurent Aznar
40e anniversaire
de la mission Voskhod 2
(18-19 mars
1965)
Général, pilote cosmonaute
de l'URSS
Né à Listvianka (Sibérie) le
30 mai 1934, marié, 2 enfants
13e sujet
de l'espace, 11e cosmonaute soviétique
Membre du premier groupe de
cosmonautes soviétiques (1960)
Nombre de vols
spatiaux : 2 (missions Voskhod 2 et Apollo-Soyouz) dont 1 sortie
extravéhiculaire
Durée totale passée dans
l'espace : 7 jours, 33 minutes et 33 secondes
Né en Sibérie et vivant à Kaliningrad depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, Alexeï A. Leonov s'engage dans l'Armée de l'Air en 1953. Il a 19 ans. Il entre à l'école des pilotes d'aviation militaire de Krementchouk et en sort diplômé en 1955 pour intégrer l'école des pilotes d'aviation militaire Tchougouïev à Kharkov. Il obtient son brevet de pilote de chasse en 1957 et commence à servir dans divers régiments aériens, notamment en Allemagne de l'Est.
En février 1960, Alexeï
Leonov est sélectionné au sein du groupe des premiers cosmonautes soviétiques
et rejoint le centre d'entraînement des cosmonautes de la Cité des étoiles près
de Moscou dans le cadre du programme Vostok. En septembre 1961, il commence à
suivre les cours de l'Académie des ingénieurs de l'air Joukovski en
parallèlement de sa préparation. Il obtiendra son diplôme en 1968. En 1963, il
est nommé "triplure" du commandant de la mission Vostok 5 puis est
affecté au programme Voskhod et nommé pilote de Voskhod 2 début 1964. Durant
cette mission de deux jours (18-19 mars 1965), il effectue -non sans
difficultés- la première sortie extravéhiculaire de l'histoire.
Retrouvez le récit complet
de cette aventure dans le n°11 d'ESPACE Magazine (mars-avril 2005)
En 1966, Alexeï Leonov
rejoint le programme lunaire et est nommé commandant de son groupe de
cosmonautes. A ce titre, c'est à lui qu'aurait du revenir le privilège
d'effectuer le premier pas soviétique sur la Lune. A partir de 1968, il
travaille sur les programmes Soyouz et Saliout (D.O.S.). Il est d'abord
doublure du commandant de la mission Soyouz 10 qui rejoint Saliout 1 en avril
1971 puis doit commander la mission Soyouz 11. Mais l'un de ses coéquipiers
(Valéri Koubassov) rate certains examens et c'est tout l'équipage qui se
retrouve remplacé par l'équipage suppléant, celui qui périra lors de son vol
retour le 29 juin 1971. Ce drame est suivi par la perte successive des
stations Saliout 2 et 3 et Alexeï se retrouve déplacé de la mission Soyouz 12
au vol commun américano-soviétique pour lequel il s'entraîne à Houston et
apprend l'anglais. Il commande le vaisseau Soyouz 19 qui décolle le
15 juillet 1975 et s'amarre deux jours plus tard à une cabine Apollo
américaine. Le retour sur Terre intervient le 21 juillet.
Après ce vol hautement symbolique,
Alexeï Leonov est nommé chef des cosmonautes soviétiques (de 1976 à 1982) et
directeur adjoint du centre d'entraînement des cosmonautes jusqu'en 1991. Il
quitte le service actif de l'Armée de l'Air en 1992 et entre au conseil
d'administration de la banque Alfa Bank
dont il est aujourd'hui le vice-président.
Alexeï Leonov est
deux fois Héros de l'Union soviétique. A 70 ans, il vit toujours à la
Cité des étoiles, près de Moscou. En janvier 2005, il a accepté de répondre aux
questions du Cosmopif !
34 ans
séparent les deux autobiographies d'Alexeï Leonov :
Piéton de
l'espace, paru en 1970 chez Plon
et Two
Sides of the Moon (en anglais), avec l'Américain David Scott, chez Thomas
Dunne Books.
Les
péripéties de la mission Voskhod 2 ne sont pas relatées dans le premier récit.
Les
deux ouvrages sont dédiés à Gagarine, le second est préfacé par Neil
Armstrong.
5 questions
à Alexeï Leonov
Alexeï
Leonov, quelle anecdote ou souvenir fort souhaiteriez-vous nous
faire partager ?
C'est certainement cet immense
panorama qui s'étalait devant moi lors de ma sortie extravéhiculaire qui m'a
causé la plus forte impression. Cela a duré près de 12 minutes Je ne me
souviens pas exactement à quel moment mais j'ai dit : "Elle est bien
ronde, la Terre !" C'était l'extase. Je savais déjà ce que représentait
l'apesanteur. Par contre, un tel spectacle bien sûr, je n'en avais jamais vu.
On a beau dire à l'homme que la Terre est ronde, il ne le voit pas, pour lui
elle est plate. Et là, je pouvais voir que la Terre était ronde. C'est
certainement l'impression la plus marquante de ma sortie.
Je me souviens encore très bien
d'autres sensations : un silence profond et la gamme de couleurs de la Terre
que je distinguais : par exemple, la mer Noire est vraiment la plus noire, la
mer Baltique a la couleur du plomb et la plus turquoise est la mer des
Caraïbes. Mais le plus important : c'est que la Terre est ronde !
Egalement
peintre, Alexeï Leonov avait emporté à bord de Voskhod 2 des crayons.
Il réalisa
ses premiers croquis peu de temps après la fin de sa sortie historique du
18 mars 1965.
Ici, l'un
de ses tableaux représentant son exploit dans le vide cosmique.
J'ai eu de très grosses
difficultés à réintégrer la cabine et c'était pour moi totalement inattendu.
Pourquoi ? Naturellement, nous nous étions entraînés sur Terre dans une
chambre barométrique simulant 90 km d'altitude (c'est aussi une zone
mortelle) et j'avais longtemps vérifié le scaphandre lors de ces séances :
j'étais persuadé de sa sécurité. Mais il n'existe pas sur notre planète les
conditions comparables à celles rencontrées dans le cosmos et nous ne pouvions
pas être totalement certains de tout : est-ce que le tissu du scaphandre
serait assez résistant, est-ce que je serrais bien toutes les courroies ?
Hors du Voskhod, c'est une pression un milliard de fois inférieure à la
pression atmosphérique (760 x 10-9 mm de mercure) qui m'entourait et
le scaphandre a subi une déformation. Je sentais que mes doigts étaient sortis
des gants et que même mes pieds étaient sortis des bottes : je me suis mis à
ressembler à Bibendum, le personnage de la publicité pour Michelin !
C'est juste au-dessus du fleuve
Ienisseï que j'ai reçu l'ordre du commandant Pavel Belaev : "Liocha,
terminé, commence à rentrer". La caméra de cinéma dans la main droite,
j'ai enroulé le câble sur lequel étaient installés les systèmes de radio et
télémétrie (les données étaient transmises par le câble) et l'ai attaché au
scaphandre. Cela a encore augmenté mon volume. Ensuite, j'ai tenté de pénétrer
dans le vaisseau, les jambes les premières, ce qui s'est avéré très difficile.
Il ne faut pas oublier que les dimensions du sas laissaient à peine quelques
centimètres de marges de chaque côté des épaules. De plus, l'ouverture du
vaisseau se faisait non pas vers l'extérieur mais vers l'intérieur. La porte
occupait donc une partie du sas.
Pour me sortir d'affaire, j'ai
donc réduit de près de la moitié la pression à l'intérieur de mon scaphandre,
sans concertation avec la Terre, comme nous l'avions fait lors des
entraînements avant le vol. Dès lors, les doigts sont rentrés dans les gants et
les pieds ont retrouvé leur place dans les bottes. Mais je ne pouvais toujours
pas rentrer. C'est alors que j'ai décidé de passer la tête la première en
m'agrippant au cordage à l'intérieur et j'ai finalement réussi à me retourner
dans le sas et fermer l'écoutille. Nous n'avions jamais envisagé cette
situation.
Nous nous avions en revanche
préparés à que je perde connaissance. Dans un tel cas, Pavel devait
dépressuriser l'ensemble du vaisseau, passer dans le sas et me tirer grâce à un
dispositif qui permettait d'accrocher le filin de telle manière qu'il pouvait
me tirer à l'intérieur. Toutes ces opérations nous les avions répétées lors de
vols paraboliques.
J'ai toujours su que s'il
m'arrivait quelque chose, Pavel ferait tout pour me sauver et qu'il ne
rentrerait pas sur Terre sans moi. Il serait mort lui aussi, nous serions morts
tous les deux mais il ne serait pas revenu tout seul.
J'ai eu affreusement chaud, la
sueur coulait et me brûlait les yeux. En 5 minutes la température de mon
corps est montée de 1,9°C. Or, vous savez, que si on fait monter de 2°C la
température d'un homme en bonne santé, il meurt, tout simplement. Moi, j'en
étais pas loin. Après notre atterrissage, j'ai vidé environ 6 litres d'eau
de mon scaphandre !
Quelle
serait votre photo spatiale ou astronomique préférée et pourquoi ?
L'homme dans le cosmos, c'est un
symbole et j'ai eu la chance d'être le premier à sortir dans l'espace libre. A
l'époque, nous parlions déjà beaucoup de coopération et j'ai participé en 1975
à la création de la première station orbitale internationale. J'étais le
commandant de l'équipage de Soyouz 19 lorsque la jonction et le vol conjoint
avec le vaisseau spatial américain Apollo ont été réalisés. Aujourd'hui, j'ai
dans mon bureau un tableau offert par la NASA, avec au premier plan la station
orbitale Soyouz-Apollo.
La mission
Apollo-Soyouz de juillet 1975 peinte par Alexeï Leonov
De la même
manière, quel objet spatial retiendriez-vous ?
On juge de la réussite d'un
appareil spatial en fonction de sa vitalité, de ses ressources, tant techniques
que morales. J'ai eu l'occasion de travailler comme instructeur sur tous les
vaisseaux russes : Vostok, Voskhod, Soyouz, Saliout. En ce qui concerne mon
engin, le Voskhod-2, je l'ai construit "vis par vis", j'ai participé
à son assemblage, à la conception d'ensemble.
Le Soyouz est utilisé depuis 35
ans déjà. C'est même actuellement l'unique moyen de transport vers l'espace et
sa fiabilité est très élevée.
Préparation
à Baïkonour de la cabine Voskhod 2 et du sas télescopique de sortie
Quel
souvenir gardez-vous de Youri Gagarine ?
Youri Gagarine et moi sommes arrivés le même jour pour
passer le concours des candidats cosmonautes. C'était le 4 octobre 1959.
Gagarine est arrivé avant le déjeuner, moi après. Son apparence m'a marqué pour
toujours ; encore aujourd'hui, je ferme les yeux et je le vois. Un visage
typiquement russe : le nez retroussé, de belles lèvres et des yeux bleus
qui brillent. Un sourire illuminait toujours son visage. Il avait les
commissures des lèvres relevées ce qui lui donnait l'air de sourire tout le
temps, même lorsqu'il se fâchait. Bien que cela lui arrivait très rarement.
Voilà l'impression que je garde en mémoire.
Par la suite, lorsque nous avons travaillé ensemble,
j'ai découvert qu'il était quelqu'un de peu ordinaire. Il a été choisi pour
faire partie des premiers cosmonautes. Il me semble qu'à l'époque, il se
comportait plus en homme que nous.
Il avait eu une enfance difficile, qu'il avait passée
sous l'occupation allemande, sa famille vivait dans une cave creusée dans la
cour de la maison. Au printemps 1943, lorsque la région de Smolensk a été
libérée, il fallait semer le blé. La famille des Gagarine se vit attribuer un
champs et des semences. Bien entendu, ils n'avaient pas de cheval ni de vache,
alors la mère de Youri, Anna Timoféevna, son frère et sa sœur aînés
s'attelaient à la charrue et le petit Youri, âgé de neuf ans, tenait le
soc et ils labouraient. Gagarine respectait ses parents, savait ce que
signifient les mots "travail", "pain" et en connaissait le
prix. Il était habitué aux difficultés. La nature et Dieu l'avaient doté d'un
esprit extraordinairement limpide. A l'école, il entra directement en 3 e
année. Par chance, tous les documents de sa scolarité ont été conservés, ceux
de l'école et du collège professionnel, ceux du cercle de pilotage. Partout et
toujours, il n'a eu que des "très bien".
Plus tard, lorsque nous avons commencé les expériences
et les entraînements pour le vol spatial, nous devions passer le brevet de
parachutisme. L'atterrissage du cosmonaute qui allait voler à bord du vaisseau
Vostok était prévu séparément du vaisseau. A 4 000 mètres d'altitude,
le cosmonaute était catapulté et, après une chute libre jusqu'à
800 mètres, il devait ouvrir son parachute. Il était donc très important
d'apprendre à maîtriser son corps en chute libre. Youri maîtrisait parfaitement
tous les éléments de cet exercice difficile.
Il était très fort, moralement et physiquement. Alors
qu'il ne mesurait que 1,65 mètres, il jouait très bien au volley-ball,
était le capitaine de l'équipe de basket. Toujours rapide, agile, précis. En un
mot, il avait toutes les qualités que peut souhaiter avoir un jeune homme.
Pour lui, le temps était précieux : il fallait
toujours qu'il l'utilise pour quelque chose d'utile. Lorsque nous nous sommes
rencontrés la première fois, je me souviens avoir été impressionné car il avait
entre les mains le livre d'Ernest Hemingway, "Le vieil homme et la
mer". Il faut dire qu'en 1959, Hemingway n'était lu que par des gens très
instruits. Alors j'ai tout de suite senti un profond respect pour Youri et j'ai
pensé que c'était "un garçon très sérieux".
Nous avons passé un mois à l'hôpital pour des tests.
Beaucoup ont été rayés. Et puis nous avons continué, encore et encore. Au
final, sur 3 000 candidats retenus, nous n'étions plus que vingt. Le
4 novembre 1959, nous avons été invités à un entretien avec le Maréchal
Constantin Andréevitch Verchinine, commandant en chef des Forces aériennes, qui
nous dit : "Dommage d'avoir à me séparer de vous, qui êtes les
meilleurs pilotes de guerre, mais une autre voie s'ouvre à vous : vous
allez découvrir les nouvelles techniques aérospatiales, il vous faudra
concevoir vous-mêmes les engins sur lesquels vous volerez. Je vous souhaite
beaucoup de succès !"
Et puis, Gagarine est devenu célèbre dans le monde
entier. De toute ma vie, je n'ai connu personne d'autre qui ait connu une telle
célébrité, une telle gloire. Il était le chouchou de tous. Il se conduisait en
toute circonstance de manière adéquate, que ce soit lors d'une rencontre avec
des enfants ou lors d'une réception offerte par une reine, il savait toujours
comment parler. Toujours correct, poli. Certains s'étonnaient : d'où
tenait-il cette éducation, lui qui n'était qu'un fils de paysan ? Mais,
Youri a toujours beaucoup lu et il a su intégrer tout le meilleur de ce qu'il
voyait. Il vivait à 100 à l'heure. Malheureusement, il n'aura vécu que
34 ans.
En plus de toutes ses qualités, Youri Gagarine s'est
révélé être un admirable organisateur. Il a été directeur adjoint du Centre de
formation des cosmonautes. Après sa mort tragique, j'ai été désigné pour lui
succéder et j'ai découvert ses responsabilités, j'ai compris combien il faut de
travail et d'abnégation de la part des dirigeants pour que le centre
fonctionne, pour que les avions volent, pour que les essais se déroulent sans
avaries ni catastrophes et, l'essentiel, j'ai compris ce que devait être un
cosmonaute.
Sergueï Pavlovitch Korolev a dit en parlant de Youri
Gagarine : "Intelligent, charmant, sans aucun doute, il incarne la
jeunesse de notre pays. Et si on lui donne une bonne instruction, très
prochainement son nom figurera parmi les illustres savants de notre
patrie". Youri a terminé l'Académie militaire Joukovski avec la mention
"Excellent". En février 1968, il a soutenu sa thèse et reçu le grade
de pilote-ingénieur-cosmonaute. Le 27 mars de la même année, il est
décédé.
Quel
serait votre rêve spatial le plus fou ?
La chute d'un corps céleste a
jadis entraîné la disparition des dinosaures de notre planète et des
changements climatiques importants. Il est important que la communauté mondiale
prenne conscience que la probabilité est très élevée qu'un tel cataclysme se
reproduise. Et nous devons savoir comment protéger la Terre en pareille
circonstance.
Il est étonnant qu'il n'existe pas
encore dans le monde un tel projet de protection de la Terre. Pourtant les
avancées de la science et des techniques nous permettraient aujourd'hui de le
mener à bien, en utilisant des lanceurs comme Energia qui existent déjà.
Merci, Alexeï Leonov !
Interview
réalisée par mail en janvier 2005 grâce à l'agence de presse RIA-Novosti
et à la
banque russe Alfa-bank. Traduction de Marie-Rose Ardiaca
Publicité
pour la banque Alfa-bank dont Alexeï Leonov est aujourd'hui vice-Président
La semaine
prochaine (lundi 21 mars 2005) : Pierre Guillermier