LES INVITES DU
COSMOPIF |
L'invit� n�125 (lundi 2 octobre 2006)
Qui
�tes-vous, Michel Lef�bvre ?
Successivement capitaine au long
cours, astronome, g�od�sien et ing�nieur chercheur durant 32 ans au CNES,
je suis l'un des fondateurs de Mercator Oc�an, l'op�rateur en pr�vision oc�anique.
Aujourd'hui � la retraite, je me
revendique surtout "g�onaute", habitant du vaisseau spatial Terre, et
fais partie du Club des
Argonautes, dont j'ai �galement �t� cofondateur et dont on lira les objectifs
sur le site www.clubdesargonautes.org.
Je suis curieux de tout et
passionn� d'oc�an, amateur de mythologie, de po�sie et d'histoire des sciences.
Membre
correspondant du Bureau des Longitudes et de l'Acad�mie Nationale de l'Air et
de l'Espace, je suis militant du "faire savoir notre savoir
faire" et fais appel � des �crivains, des
artistes, des hommes de th��tre pour accompagner mes efforts dans ce sens.
Avant de d�crire mon parcours, je dois dire que cette vie assez agit�e n'aurait pu �tre possible sans la compr�hension de mon �pouse Claude. On parle de d�veloppement durable ; j'aimerais parler d'amour durable puisque nous venons de f�ter nos Noces d'Or avec enfants, petits enfants et m�me deux arri�re-petits enfants !
Habitant � Villeneuve Tolosane dans la banlieue de Toulouse, je ne peux oublier le P�rigord o� nous avons depuis 1972 une r�sidence secondaire � La Chapelle Aubareil, entre Lascaux et Sarlat. Une sorte de port d'attache o� plus de 500 amis dont 200 �trangers ont �t� accueillis. C'est l� que les projets Poseidon et Mercator sont n�s !
Une
trentaine d'oc�anographes invit�s par Michel Lef�bvre � La Chapelle Aubareil
jettent les
bases du projet Mercator le 26 juin 1995
Mon parcours est
atypique disent certains. Pour moi, c'est au contraire la Terre et l'Oc�an qui
font l'unit� ; ma passion pour la mer a �t� acquise en la contemplant du
haut des falaises de Vattetot-sur-Mer (entre Etretat et F�camp). On veut alors
en savoir plus : qui et que trouve-t-on au-del� de l'horizon ?
Entre 1951 et 1960,
j'ai �t� officier navigant � la Compagnie Maritime des Chargeurs R�unis.
Pourquoi avoir choisi la marine marchande ? D'abord parce qu'on y navigue
vraiment (voir la liste des escales du dernier voyage ci-dessous). Ensuite
parce qu'� l'�poque, on �tait chef de quart � 19 ans. J'ai obtenu mon
brevet de capitaine au long cours en 1958. D�j�, l'approche scientifique �tait
n�cessaire : comment r�partir les marchandises embarqu�es � Hong Kong pour
avoir une assiette et une hauteur d'eau convenables pour passer la barre un
mois plus tard � Port Harcourt ? La d�termination des mar�es est faite par
les scientifiques mais l'utilisation pratique � bord se pose en d'autres
termes...
Voici � titre
d'exemple les escales de mon dernier voyage sur le "Taboa". La liste
� elle seule est significative : Bremerhaven, Anvers, Dunkerque, Le Havre,
Bordeaux, Marseille, Port Said, Suez, Djibouti, Singapore, Saigon, Hong Kong,
Yokohama, Nagoya, Osaka, Kobe, Hong Kong, Saigon, Singapore, Durban, Port
Elisabeth, Capetown, Matadi, Pointe Noire, Douala, Port Harcourt, Lagos, Lom�,
Abidjan, Freetown, Conakry, Dakar et Le Havre.
Les communications
�taient alors inexistantes et limit�es � des liaisons par morse avec Saint-Lys
Radio. Cela me rappelle cette anecdote : alors que notre officier radio
�tait malade, j'ai du dialoguer liaisons par signaux lumineux avec un p�trolier
d'Arabie Saoudite dont le radio �tait grec, parlait fran�ais et relayait par
Saint-Lys le diagnostic des m�decins de l'h�pital de Purpan. Faisant office de
m�decin de bord, j'ai appliqu� les conseils et le radio �tait gu�ri � l'arriv�e
� Saigon�
Entre 1960 et 1963,
j'ai suivi une formation d'astronome � l'Observatoire de Paris. Je suis ensuite
entr� au CNES, o� j'ai �t� ing�nieur chercheur jusqu'en 1995. D�crire l'aventure des 32 ans
au CNES serait fastidieux ; je tente donc d'en donner quelques aspects.
Entrer au CNES en 1963
est une grande chance : tout est � d�couvrir et nous sommes peu nombreux
(40 employ�s � Br�tigny-sur-Orge en septembre 1960). Mon tr�s bon tr�s bon
souvenir est d'avoir pu donner � H+16 minutes le diagnostic de satellisation
du premier lanceur Diamant le 26 novembre 1965, en tant que responsable
calcul d'orbite. J'ai �galement pu participer comme acteur � l'utilisation des
mesures doppler et laser des trois premiers satellites g�od�siques
fran�ais : Diapason en 1966 et Diad�me 1 et 2 en 1967.
En 1968, je me suis
occup� des liaisons Europe-Afrique � l'aide du RCP 133 et ai co-propos� le
syst�me GEOLE qui aurait pu �tre l'anc�tre de GPS. En 1969 et 1970, j'ai eu une
participation active en tant qu'�lu � la commission paritaire
Direction-Personnel.
En 1969 �galement,
j'ai r�alis� une mission aux Etats-Unis avec G�rard Brachet pour rendre visite � toutes les �quipes travaillant en
g�od�sie ou en navigation. Cons�quence de cette mission : participation de
4 Fran�ais � l'atelier de travail NASA � Williamstown.
En 1970-1971, c'est la
cr�ation du Groupe
de Recherches de G�od�sie Spatiale (GRGS) par
4 organismes. Le CNES cr�e un d�partement de g�od�sie spatiale dont je
suis nomm� responsable.
L'entreprise est passionnante par la "diversit�" des th�mes
(g�od�sie, g�ophysique, oc�anographie, plan�tologie) mais aussi des syst�mes de
mesure qui exigent une approche m�trologique. Le point commun : c'est bien
la Terre plan�te qui est � l'�tude. Tchernobyl nous a montr� que les nuages,
radioactifs ou non, traversent les fronti�res. Les satellites aussi et c'est
bien toujours dans des sch�mas de coop�ration que tout cela est entrepris.
J'ai enfin �t� responsable scientifique de la
mission franco-am�ricaine Topex-Pos�idon d��tude des mouvements oc�aniques, d�cid�e en 1981 et lanc�e
en 1992. J'ai enfin propos� avec d'autres en 1995 de rassembler les pi�ces du
puzzle : un oc�an sous observation continue des satellites altim�triques
Topex-Poseidon et ERS, des �quipes de recherche � la pointe en mati�re de
mod�lisation et d'assimilation, des premi�res maquettes de syst�mes de
pr�vision, une mosa�que de comp�tences au sein des organismes publics fran�ais
(CNES, CNRS, Ifremer, IRD, M�t�o-France, Shom) et une ambition commune jusque
l� inaccessible : d�crire et pr�voir l'oc�an de fa�on op�rationnelle,
comme la m�t�o d�crit l'atmosph�re. Ainsi est n� Mercator, composante fran�aise d'un programme mondial GODAE
initialis� avec Neville Smith.
Vue
d'artiste du satellite d'oc�anographie spatiale Topex-Poseidon
Les liens humains ont permis -presque toujours- de
d�passer les fronti�res classiques chercheurs ing�nieurs administrateurs mais
aussi les fronti�res entre pays. J'ai ainsi travaill� avec les Sovi�tiques
(V�nus), les Europ�ens (ERS, ENVISAT) et bien sur les
Am�ricains, notamment dans le cas de Topex-Poseidon.
Du navire, on regarde
vers le haut les �toiles, bien sur ! Je faisais au sextant des points avec
15-20 �toiles. "Point satanique", dira un de mes commandants.
A l'Observatoire de
Paris, nous faisions avec l'astrolabe Danjon le point avec trois groupes
de 30 �toiles par nuit. R�sultat : malgr� les r�ticences de ceux qui
r�glent l'heure, il faut se rendre � l'�vidence : la rotation de la Terre
n'est plus une r�f�rence. Apr�s les chronom�tres de bord, les nouvelles
horloges atomiques. Le temps fait aussi l'unit� du parcours.
"Tant qu'�
voyager dans le temps, autant que le temps soit beau", disait Raymond
Devos.
En mai 1967, Raymond Devos imaginait avec Robert Doisneau
une s�rie de clich�s sur l'astronomie
L'histoire qui restera
pour moi la plus marquante date de 1954 lors d'une escale � Capetown. Nous
sommes en pleine p�riode d'Apartheid et avertis qu'encas de contact avec la
population noire, les autorit�s fran�aises ne pourront rien faire pour nous.
Nous sommes sur le point d'appareiller. Mon coll�gue qui vient d'aller se
"d�lasser" � terre et doit me remplacer arrive. Je lui passe les
consignes et nous apercevons alors un docker : un grand diable v�tu comme
il peut. Son attitude refl�te un profond d�sarroi. Nous essayons de comprendre
ce qui cause son �moi et nous d�couvrons qu'il a laiss� sa casquette au fond de
la cale qui est maintenant ferm�e. Un coup d'oeil complice avec mon coll�gue et
nous d�cidons de faire rouvrir la cale, malgr� les protestations du bosco. Nous
faisons descendre deux projecteurs et la casquette est retrouv�e et remise
� l'int�ress�. Longtemps, nous nous souviendrons de son regard : au sens
propre et au sens figur�, il n'en croit pas ses yeux. Pas le temps d'en dire
plus, nous prenons du retard et notre second capitaine rousp�te un peu -pour la
forme-. Notre ami docker a eu juste le temps de descendre. Nous l'apercevons,
il a sa casquette dans la main, la regarde et regarde notre cargo s'�loigner.
Une anecdote fameuse
datant de ma collaboration avec les Am�ricains sur la mission Topex-Poseidon
illustre nos grandes diff�rences de culture. Nous sommes au Printemps 1983 en
r�union � Washington dans une des salles de l'Acad�mie des Sciences des
Etats-Unis avec des scientifiques am�ricains et des repr�sentants de la NASA.
L'objet de la r�union voir si Poseidon est cr�dible et pourrait entrer dans un
sch�ma de coop�ration avec Topex .Nous ne sommes que 6 Fran�ais et j'ai la
charge de pr�senter le syst�me de trajectographie Doris. Les performances
annonc�es suscitent ce commentaire d'un des assistants : "French
Bluff !". A l'�poque il est vrai, le syst�me n'existait pas.
Rappelons qu'il fut et est le syst�me nominal de trajectographie des satellites
Topex-Poseidon, Jason et Envisat et j'ai re�u apr�s la d�monstration du syst�me
sur Spot-2 un bref message du m�me interlocuteur : "Bravo !
C'est comme tu nous l'avait dit !"
Il s'agit de toujours garder une certaine
bonne humeur, c'est la raison de mon choix de photo. Les satellites g�od�siques
Starlette (1975) et Stella (1993) sont la repr�sentation du "point M de
masse m". On mesure leur distance au laser avec des pr�cisions de quelques
millim�tres. Cela n'alt�re pas la joie manifest�e par les deux jeunes
femmes qui ont particip� � la construction de l'un de ces bijoux.
Deux ing�nieurs
du CNES et le satellite Stella en 1993
Starlette
et Stella sont deux satellites passifs similaires : deux sph�res
de 24 cm recouvertes de r�flecteurs laser pour l'�tude du champ de
gravit�.
Starlette
(45 kg) a �t� lanc� par la premi�re fus�e Diamant BP-4 du CNES le
6 f�vrier 1975 et plac� � une altitude d'environ 800 km, avec une
inclinaison de 50� ; Stella (48 kg) a �t� lanc� par une fus�e Ariane
40 (V59) le 25 septembre 1993, � une altitude similaire mais sur une
inclinaison de 98�.
Starlette a permis, d�s les ann�es
1980 d'obtenir un mod�le de mar�es oc�aniques global, par analyse des
perturbations de sa trajectoire.
Pour moi, c'est le
syst�me Diode utilisant les mesures du syst�me Doris. Il permet � tout
satellite qui en est �quip� de d�terminer de mani�re autonome en temps r�el sa
trajectoire avec une pr�cision d�cim�trique.
Le syst�me
DORIS (D�termination d'Orbite et Radiopositionnement Int�gr� par Satellite)
a �t� con�u
et d�velopp� par le CNES, le GRGS et l'IGN pour r�pondre aux nouveaux besoins
de d�termination pr�cise
de la
position des satellites sur leurs orbites et de localisation de balises
terrestres.
J'essaie de convaincre avec d'autres nous sommes des
G�onautes : des passagers du m�me navire (g�o) et tournant avec lui autour
du Soleil (nautes). Pour moi, le r�ve serait que tout G�onaute puisse voir en
temps quasi r�el sa Terre. Les G�onautes se pr�occupent de l'�tat de leur
navire, ils le surveillent par des sorties extravehiculaires.
Ce plaidoyer trop bref et un peu pr�tentieux pour dire
qu'apr�s les 32 ans au CNES, j'ai essay� et essaye encore (depuis 1994)
d'aider le d�veloppement durable des projets et la compr�hension des r�sultats
par toutes et tous.
Ces projets ambitieux ne peuvent r�ussir que si les
�quipes � la base ont des vrais dialogues, que l'opinion publique et ceux qui
peuvent prendre des d�cisions se "parlent".
Un des anciens Pr�sident du CNES, Jean Coulomb,
�crivait : "La Terre, on y vit, on en vit".
Un petit clin d'�il : autrefois, nous travaillions la
Terre. Maintenant, c'est la Terre qui nous travaille.
Je finis par une citation tir�e de l'affiche du casino de
Biarritz : "Oc�anez-vous".
Je devrais faire le
parall�le en pensant aux marins explorateurs. Ce qui me frappe -et c'est l�
toute la diff�rence-, c'est qu'il ne pouvait agir par lui-m�me.
Que repr�sente pour vous la station Mir ?
Ce qui me frappe,
c'est la robustesse de cette station. En ce qui concerne son utilisation pour
l'observation de la Terre, je pr�f�re ce qu'on appelle maintenant les trains
spatiaux comme le train climatique o� des satellites mesurant des param�tres
diff�rents se suivent sur une m�me orbite et peuvent �tre remplac�s un par un.
En 1956-57, les
chercheurs prennent conscience qu'ils sont limit�s par l'�chantillonnage
spatial de leurs mesures et le fait qu'elles ne soient pas continues. Ils
d�cident d'organiser un programme scientifique plan�taire baptis� IGY (Ann�e
G�ophysique Internationale) en 1957-58. Spoutnik arrive. Pour beaucoup, la
surprise est totale. Les Sovi�tiques voient plus loin et disent que Spoutnik est
une contribution � l'IGY.
Merci, Michel Lef�bvre !
La semaine
prochaine (lundi 9 octobre 2006) : Sylvie Vauclair